HENRI DE LUBAC
(1896-1991)

    Entré dans la Compagnie de Jésus en 1913, ordonné prêtre en 1927, Henri de Lubac écrit en 1938 son premier ouvrage, Catholicisme, qui remet l'accent sur le mystère de l'Église comme continuation de l'Incarnation du Fils de Dieu pour communiquer aux hommes la vie divine. Il renouait ainsi avec la théologie des Pères de l'Église; c'est d'ailleurs lui aussi qui en 1941, avec le père Daniélou, contribue à lancer la collection Sources Chrétiennes mettant à la disposition d'un large public les trésors de la patristique. Après d'autres publications, il rédige en 1953 Méditation sur l'Église dont sont extraits les textes suivants. Cette réflexion théologique lui vaudra de faire partie des théologiens appelés par Jean XXIII à préparer le concile Vatican Il et d'être ensuite expert à ce concile. En 1983, Jean-Paul Il le fera cardinal.

Le coeur de l'Église

Méditation sur l'Eglise, Aubier, 1954, pp. 107-137

    Deux faits doivent maintenant retenir notre attention: le lien que met saint Paul entre la doctrine de l'Église et celle de l'Eucharistie, et cette adjonction, relativement tardive, de l'épithète « mystique » à l'expression paulienne de « Corps du Christ ». Ils sont en connexion étroite l'un avec l'autre. Leur examen va nous introduire jusqu'au coeur du mystère de l'Église.

    Dans l'antiquité chrétienne, il est souvent question d'un «corps spirituel» ou d'un «grand corps» du Christ; d'un « corps plénier », d'un corps « universel » ou « commun », d'un corps « véritable et parfait », dont le Christ est la « Tête mystique » et dont tous les chrétiens sont les « membres mystiques ». Il y est encore question de l'assemblée des Bienheureux comme d'une « Église mystique », ou du « mystère du Corps du Christ », ou de l'« union mystique » des fidèles à l'intérieur du Corps du Christ. Toutefois, ce n'est que vers le milieu de notre Moyen Âge (seconde partie du XlIe siècle) que ce corps du Christ qu'est l'Église commence d'être qualifié lui-même de « mystique ». Dans les siècles antérieurs, c'est l'Eucharistie qui était ainsi qualifiée. Depuis lors, ce sera au contraire l'Église qu'on distinguera par là de l'Eucharistie comme du Christ en sa vie terrestre ou glorieuse.

    On ne cherche pas d'ordinaire à cette épithète une signification précise. Ne suffit-il pas, en effet, d'observer qui « mystique » est ici en rapport d'opposition avec « naturel » ? Le « corps mystique » est cet organisme surnaturel qu'on doit concevoir à l'image d'un corps naturel, mais du même coup, par contraste avec lui. L'explication, dans sa généralité, est exacte. Elle est obvie. Elle offre l'avantage évident de nous ramener la base, à cette analogie du corps humain dont saint Paul était parti et qu'il avait développée dans la première épître au Corinthiens et dans l'épître aux Romains. Saint Thomas aime la rappeler, à la suite de l'Apôtre : « Toute l'Église, dit-il par exemple, est un seul corps mystique, à la ressemblance du corps naturel de l'homme, ayant comme lui divers membres chargés de fonctions diverses » ou encore: « Le Christ est appelé Tête de l'Église à la ressemblance d'une tête naturelle » ; puis montre, dans un second temps, les différences essentielles que comporte cette analogie. Et l'Encyclique Mystici corporis (Pie XII, 29 juin 1943) procède encore exactement de même.

L'Église, corps de Jésus-Christ

    Seulement, saint Paul ne s'en était pas tenu là. Saint Thomas pas davantage, ni aucun des témoins autorisés de la Tradition de l'Eglise, et l'encyclique Mystici corporis, après l'encyclique Satis cognitum de Léon XIII, ne manque pas de mettre en garde ceux qui seraient tentés de s'y tenir. « Il faut, précise-t-elle, appeler l'Église non pas un corps quelconque mais le corps de Jésus-Christ»; et un peu plus loin, avec une nouvelle insistance: «Si nous comparons le corps mystique avec ce qu'on appelle corps moral, il faut alors remarquer que la difféice est grande et même d'importance et de gravité extrême. »

    Dans l'analogie paulinienne, pas plus qu'il ne convient de voir une allégorie proprement dite, il ne faut donc voir une simple comparaison. De ce que l'Apôtre fait usage d'une métaphore, il ne faut pas conclure qu'il envisage un être plus ou moins «métaphorique». La méprise n'est pas inouïe. Le corps naturel apparaissant à certains esprits comme la réalité solide, un corps mystique ne pouvait guère avoir pour eux que la consistance d'une ombre; le premier étant «physique», le second ne pouvait être que «moral » ; le premier étant réel et véritable, le second n'était corps que « mystiquement », c'est-à-dire à peu près, dans leur idée, par manière de parler, par comparaison ou par figure. Ce ne pouvait être un corps « au sens propre ». On tendait donc à ne plus parler que du « corps mystique de l'Église », ou de l'Église comme formant « un corps mystique». Ces expressions sont innocentes en elles-mêmes ; elles sont correctes, mais insuffisantes, - et d'autant plus aujourd'hui, que le mot même de « corps mystique » a fini par ,s'étendre jusqu'au langage des philosophes. Elles deviendraient gravement erronées si elles étaient exclusives. Car elles ne laisseraient plus comprendre que ceux qui forment ce « corps de l'Eglise » sont réellement les « membres du Christ ». Il ne serait plus question alors, réellement, du Corps du Christ, de son « Corps vivant » animé par son Esprit comme notre corps charnel est animé par notre âme. Il ne serait plus question de ce Corps qui est réellement le Christ. L'unité de foi n'y serait plus qu'une convergence, au lieu d'y être le fait de l'unique Esprit. En perdant son lien interne, l'Eglise aurait perdu son être. Elle ne serait plus « un vrai tout réel, un corps vivant avec ses organes », vivante «image du Sauveur », aussi réellement un, quoique d'une autre manière, que son corps individuel. Elle ne constituerait plus en sa plénitude, ainsi que disaient les anciens Pères, « le Mystère du Christ ». Elle apparaîtrait plus ou moins comme n'étant qu'un corps moral, ou « un simple corps politique », dont les membres n'auraient avec leur chef « qu'une liaison externe ». Elle serait donc un corps au sens où d'autres groupes sociaux peuvent l'être, groupes qui ne sont pas plus de véritables organismes vivants que les « personnes morales » ne sont véritablement des personnes. La haute et riche idée que nous en donne la foi traditionnelle s'évaporerait « en une simple personnification imaginaire ». Dans une telle perspective, on pourrait bien croire encore à une origine divine de l'Église, mais tout le réalisme, toute la spécificité du Mystère chrétien s'évanouirait.

    À d'autres époques, ou dans d'autres milieux, on comprenait bien en un sens réaliste cette expression de « corps mystique ». On voulait bien désigner par elle un véritable organisme surnaturel. Mais alors - nous y avons déjà fait allusion - il arrivait qu' on tendît à détacher plus ou moins le « corps mystique » de l'Eglise. L'adjonction de l'épithète au substantif reçu de saint Paul semblait en effet, aux yeux de certains, favoriser dans le « Corps du Christ » une hypertrophie de l'aspect « mystique », c'est-à-dire, ainsi qu'on traduisait, invisible, intérieur, spirituel et caché, si bien qu'on a pu se demander si parfois « l'adjectif, comme il advient, n'avait pas chemin faisant dévoré le substantif ».

L'Eglise et le corps eucharistique du Christ

    Pour échapper à ce double péril - qui de part et d'autre n'était nullement chimérique, - on a fait justement remarque que « mystique » dit plus que « moral » ; qu'il connote un élément ment d'obscurité, de «mystère», dont l'interprétation doctrinale doit tenir compte. On a fait remarquer aussi que ce ni( n'est toutefois point à prendre comme un synonyme d'invisible mais qu'il se dit plutôt du signe sensible d'une réalité divine, cachée, et qu'il désigne indubitablement cette Église qui est, selon saint Paul, «le corps du Christ». C'était opportunément réagir. Mais s'en tenir là ne serait pas encore apporter une explication positive. Il est donc utile de préciser davantage, si l'on veut donner à l'expression de « corps mystique » un sens véritablement concret, pénétrer la richesse de sa portée doctrinale et reconnaître enfin comment, selon une parole de l'encyclique Mystici corporis, elle « fleurit pour ainsi dire de ce que nous exposent fréquemment les Saintes Écritures et les écrits des saints Pères. »

    Or l'histoire nous apporte cette précision souhaitée. Elle permet d'écarter les deux séries de contresens, ceux qui feraient de « mystique » un simple équivalent de « moral » ou de « mystérieux » entendu en un sens vague, et ceux qui tendraient à dissocier le corps mystique de l'Église visible. Du même coup, elle nous fournit un élément doctrinal de première importance.

    Saint Paul, faisant par occasion la théorie de ce qui déjà ressort avec évidence de la pratique primitive, unit le mystère eucharistique et le mystère de la communauté chrétienne en un seul mystère: « Le pain que nous rompons, dit-il, n'est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu'il n'y a qu'un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps : car nous participons tous au même Pain » (1 Co 10,16-17). Toute la Tradition commente ce texte à l'envie. Or c'en est encore un commentaire exact que, très consciemment, veulent en donner les premiers théologiens qui parlent de l'Église comme du corps mystique du Christ. Ils en parlent, eux aussi, dans un contexte eucharistique. Ce qu'ils entendent par là - il n'est que de les lire pour en avoir la preuve - ce n'est ni un corps tout invisible, ni la pâle image d'un corps réel: c'est le « corpus in mysterio », le corps mystiquement signifié et procuré par l'Eucharistie; autrement dit, c'est l'unité de la communauté chrétienne que les « saints mystères » réalisent en un symbole efficace. En d'autres termes encore, c'est « l'union, indissolublement spirituelle et corporative des membres de l'Église au Christ présent dans le sacrement ». C'est donc le Corps par excellence, le plus réel, le plus absolument « vrai » de tous. C'est le Corps définitif, par rapport auquel le corps individuel de Jésus lui-même sans atténuation de sa vérité propre, peut être appelé « corps figuratif ». En langage scolastique, telle est, du sacrement, la «chose»: res sacramenti. Après le signum tantum (ou sacramenti species), puis la res-et-signum, telle est la res tantum, celle qui n'est plus le signe d'autre chose encore, puisqu'elle est l'effet dernier du sacrement. Res ultima.

L'Eglise fait l'Eucharistie

    Tout nous invite donc à considérer les rapports de l'Église et de l'Eucharistie, De l'une à l'autre, on peut dire que la causalité est réciproque. Chacune a pour ainsi dire été confiée à l'autre par le Sauveur. C'est l'Eglise qui fait l'Eucharistie, mais c'est aussi l'Eucharistie qui fait l'Église. Dans le premier cas, il s'agit de l'Eglise telle que nous l'avons envisagée au sens actif, dans l'exercice de son pouvoir de sanctification ; dans le second cas, il s'agit de l'Église au sens passif, de l'Église des sanctifiés. Et par cette mystérieuse interaction, c'est le Corps unique, en fin de compte, qui se construit, dans les conditions de la vie présente, jusqu'au jour de l'achèvement.

    L'Église fait l'Eucharistie. C'est à cette fin principalement que fut institué son sacerdoce. « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19. Cf. 1 Co 11,25)

Tout chrétien est prêtre

    Sans doute, en un sens premier et très profond, tout chrétien est prêtre - quoique, si l'on veut éviter des confusions fort graves, il faille aussitôt l'expliquer. - Tout chrétien participe à l'unique Sacerdoce de Jésus-Christ. « De même que nous appelons chrétiens tous ceux qui ont reçu au baptême l'onction mystique, ainsi nous devons appeler prêtres tous ceux qui sont les membres du Prêtre unique ». « Dans l'unité de la foi et du baptême, toute dignité est commune;... le signe de la croix fait des rois de tous ceux qui ont été régénérés dans le Christ, et l'onction du Saint-Esprit les consacre tous comme prêtres ». Israël était « un royaume de prêtres et une nation sainte ». Ainsi en est-il de l'Église entière, car tout Israël se condense dans le Christ, seul véritable Prêtre, auquel tout chrétien est identifié. Le « sacerdoce royal » que saint Pierre et saint Jean nous attribuent à tous n'est pas, lui non plus, une sorte de métaphore: encore moins aurait-on le droit de dire qu'il n'est qu'un « prétendu sacerdoce » : sacerdotes jure dicimur, quia sancti Spiritus oleo et chrismatis unctione linimur ; il est une réalité « mystique », réalité qui, dans son ordre, ne peut être dépassée ou approfondie par aucun autre sacerdoce. Car c'est lui qui, du chrétien, membre du Roi et Prêtre éternel, fait un Christ. Pour en établir la dignité, il suffit de se rappeler que c'est celui dont la Vierge Marie fut éminemment revêtue. Il n'est pas un sacerdoce au rabais, un sacerdoce du second degré, un sacerdoce des seuls fidèles: il est le sacerdoce de toute l'Eglise. La fierté chrétienne du « laïc » qui en a pris conscience peut donc bien avoir souvent besoin d'être éclairée: elle ne saurait être rabattue.

    Seulement, un tel sacerdoce est tout spirituel: Unusquisque ungitur in sacerdotium, sed est sacerdotium spirituale. Cette épithète, à vrai dire, ne fut pas choisie tout d'abord pour opposer l'offrande que le chrétien peut faire de lui-même au sacrifice rituel de l'Eucharistie: elle désignait le culte du Nouveau Testament par contraste avec le « culte corporel » qui caractérisait l'Ancien ; et saint Thomas encore, lorsqu'il dit à son tour que « le sacrifice de l'Église est spirituel », entend dire par là que ce sacrifice, au rebours de ce qui se passait sous la Loi de Moise, « contient en lui-même une grâce spirituelle », car il ne figure plus seulement « le mystère du Christ », mais le renouvelle et l'applique. La distinction d'une double sorte de sacerdoce n'en est pas moins explicite dès l'origine. En dehors de celui qui s'exerce dans le culte, il en est un qui offre à Dieu « les hosties immaculées de la piété sur l'autel du coeur ». Il fait que tout chrétien, comme dit Origène, « porte en lui-même son holocauste et lui-même y met le feu » :

    Ignorez-vous qu'à vous aussi, c'est-à-dire à toute l'Église de Dieu, à tout le peuple des croyants, un sacerdoce fut donné ? Il vous oblige à offrir à Dieu une hostie de louange, hostie de prière, de miséricorde, de chasteté pudique, de justice, de sainteté... Chacun de nous doit orner sa tête des vêtements sacerdotaux, c'est-à-dire orner son esprit des disciplines de la sagesse... Chacun doit pénétrer avec l'encens à l'intérieur du voile, mettre lui-même le feu sur l'autel de son holocauste, de sorte qu'il se consume sans fin. Si je renonce à tout ce que je possède, si je porte ma croix et que je marche à la suite du Christ, j'ai offert un holocauste à l'autel de Dieu. Si je livre mon corps pour brûler du feu de la charité et que j'obtienne la gloire du martyre, je me suis offert moi-même en holocauste à l'autel de Dieu. Si j'aime mes frères jusqu'à donner ma vie pour eux, si, pour la justice et la vérité, je combats jusqu'à la mort, si je mortifie mon corps en m'abstenant de toute concupiscence chamelle, si le monde m'est crucifié et moi au monde, j'ai offert un holocauste à l'autel de Dieu, et je suis le prêtre de mon propre sacrifice.

Tous les baptisés ont revêtu le Christ

    Cela ne veut pas dire, assurément, qu'un tel sacerdoce soit quelque chose de tout individuel: il ne s'obtient et ne s'exerce qu'en union organique avec toute la communauté. Cela ne veut pas dire non plus qu'il ne soit ainsi nomme que par métaphore: la communauté chrétienne est réellement une « cité sacerdotale » ; le peuple chrétien tout entier, véritable Israël au milieu des nations, joue véritablement, en célébrant son « culte spirituel » un rôle sacerdotal par rapport au monde entier. Chacun de ses membres est appelé pour sa part à cette fonction médiatrice où Clément d'Alexandrie voyait à juste titre la fonction par excellence du « gnostique », c'est-à-dire du croyant parfait, « vivante image du Seigneur ». Il l'exerce dans « le véritable Temple », dans « le nouveau Saint des saints » qu'est le Corps du Fils de Dieu ressuscité. Mais ce sacerdoce du peuple chrétien ne concerne pas la vie liturgique de l'Église. Il n'a pas de rapport direct à la confection de l'Eucharistie. À l'intérieur de la « nation sainte », en vue de sa sanctification, quelques hommes sont donc « séparés », par une consécration nouvelle et d'un autre ordre. Ils reçoivent « l'imposition des mains », qui se transmet sans interruption depuis les premiers apôtres de Jésus Christ. Ils entendent à leur tour la parole que ceux-ci ont entendue: « Faites ceci en mémoire de moi ». L' Eglise « hiérarchique » fait l'Eucharistie.

    Le sacerdoce de l'évêque et des prêtres qui l'entourent, formant avec lui l'ordo sacerdotalis ou l'ordo ecclesiasticus n'est donc pas, à proprement parler, dans l'ordre de la participation du chrétien à la grâce du Christ, une dignité plus haute, Il n'est pas, si l'on nous passe l'expression, une sorte de superbaptême, constituant une classe de super-chrétiens, quoique celui qui en est revêtu reçoive des grâces en conséquence et soit par là-même appelé, à un titre nouveau, à la perfection de la vocation chrétiennes: Imitamini quod tractatis. Le christianisme ne connaît point parmi ses membres de discriminations analogues à celles que posaient les sectes gnostiques ou manichéennes : pas de « psychiques » et de « spirituels » répartis en deux classes, pas d'« auditeurs » et d'« élus », pas de « croyants » et de « parfaits ». Dans la diversité de leurs charges et de leurs devoirs d'état, tous sont régis, à la suite du même Christ, par la même loi spirituelle. Tous participent de la même vie, tous jouissent de la même grâce et des mêmes sacrements en vue de la même fin; « tous sont pourvus de la même grandeur et de la même noblesse, conférée par le même Sang précieux du Christ ». Tous font également partie de la « fraternité », car « il n'y a pas d'acception de personnes auprès de Dieu ». Plus même de distinction analogue à celle qui régnait dans l'ancienne Économie. Seuls, jadis, les prêtres possédaient des habits sacrés, qu'ils devaient revêtir pour les cérémonies: tous les baptisés ont revêtu le Christ ; bien plus, tous ils ont reçu l'onction jadis réservée au seul grand prêtre. Tandis que seul celui-ci pouvait, une fois l'année, pénétrer dans le Saint des Saints, aujourd'hui la foi nous y donne à tous une libre entrée par le Sang de Jésus. Tandis que Moïse avait gravi le Sinaï dans une solitude absolue, tous les fidèles du Christ ont ensemble accès « à la montagne de Sion ». Tandis que seuls les descendants d'Aaron touchaient aux oblations saintes, « l'unique corps sacerdotal de l'Église se nourrit de l'unique Pain ». Ce n'est donc pas seulement, comme l'ont pensé quelques théologiens, en vertu de leur lien de subordination à l'égard de ce second sacerdoce que les fidèles peuvent être eux-mêmes appelés prêtres. Une telle assertion se heurte à la tradition la plus ferme et à l'histoire même de la langue chrétienne. Il s'agit, non pas d'un degré supérieur dans le « sacerdoce interne » commun à tous et indépassable, mais d'un « sacerdoce externe » réservé à quelque uns ; il s'agit d'une « charge » confiée à quelques-uns, en vue du « sacrifice extérieur ». À l'intérieur du « sacerdoce général », c'est un « sacerdoce particulier », pour une fonction particulière à remplir ou comme dit saint Léon le Grand, pour un « service spécial ». C'est ce qu'on exprime encore en l'appelant « sacerdoce ministériel ».

Le sacerdoce ; « in persona Christi »

    On entendrait d'ailleurs mal une telle expression si l'on en concluait, par une erreur inverse, que ce sacerdoce est une sorte d'émanation de la communauté des fidèles. Il est un pouvoir reçu du Christ. « Jésus-Christ seul peut faire dans le prêtre ce que le prêtre fait tous les jours dans l'Église ». Les fidèles ne sauraient conférer ou déléguer un pouvoir qu'ils n'ont pas. Le prêtre qui consacre et offre le sacrifice n'est donc pas le simple représentant ou le simple porte-parole de ceux qui assistent et participent dans une certaine mesure à la célébration du mystère. Il est bien aussi cela dans certains actes, « même dans des actes liturgiques, car la liturgie comporte toute une part de culte montant des hommes vers Dieu; mais dans les actions proprement sacramentelles de la liturgie, et particulièrement dans la consécration des dons eucharistiques, c'est d'abord le culte du Seigneur que le prêtre célèbre, c'est d'abord et principalement de Jésus-Christ qu'il est le ministre et le représentant sacramentel; il célèbre, dit la théologie, « in persona Christi. » La simple prière, qu'elle soit de demande ou d'offrande, est dite au nom de tous. Le prêtre est alors auprès de Dieu, selon une expression de Lugo, l'orator fidelium. Au début de la messe, la collecte, comme son nom l'indique, est la « récapitulation » par le prêtre de la prière de tout le peuple, et c'est ce que montrent aussi bien le pluriel « quaesumus », ou des expressions telles que «Ecclesia tua», «populus tuus», «familia tua», ainsi que l'Amen final prononcé par l'assistance. De même, à la secrète, l'officiant se présente devant Dieu « à la tête de son peuple, au nom de celui-ci et avec son oblation », et c'est la raison pour laquelle il dit tout d'abord: « Orate, fratres... ». Car la messe n'est pas seulement « un geste venu de Dieu », mais elle est aussi, pour une part, « une activité de l'homme qui, à l'appel de Dieu, se met en route avec son offrande terrestre pour marcher à la rencontre de son Créateur ». Seulement, l'offrande ne serait qu'un « voeu » sans effet, la rencontre n'aurait pas lieu, sans l'action sacrée, et celle-ci n'est en rien le fait de la communauté: elle suppose la puissance du Christ et elle applique les mérites du Christ. A la messe, le célébrant parle donc au nom de toute la communauté chrétienne, et c'est assez pour que l'on puisse et doive dire que la messe est « l'unique sacrifice du chef des membres ». « Nous offrons tous avec le prêtre ; nous consentons à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il dit ». Mais au moment essentiel, il agit par la vertu du Christ, ou, pour emprunter encore les formules ramassées de saint Thomas d'Aquin, il prie et il offre « in persona omnium » mais il consacre « in persona Christi ».

    Il est donc bien vrai, répétons-le, que l'institution du sacerdoce et le sacrement de l'Ordre ne créent pas à l'intérieur de l'Église deux degrés d'appartenance au Christ et comme deux espèces de chrétiens. C'est là une vérité fondamentale de notre foi. Le prêtre n'est pas, du fait de son ordination sacerdotale, plus chrétien que le simple fidèle. L'Ordre qu'il a reçu est pour l'Eucharistie, mais l'Eucharistie est pour tous. Tous sont appelés à la même vie divine, tous y sont appelés dès ici-bas, et c'est ce qui fait que tous sont unis dans une même dignité essentielle, cette « dignité du chrétien », renouvellement merveilleux de la dignité de l'homme, qu'a chantée magnifiquement le grand pape saint Léon. Tous la possèdent, quelle que soit la fonction particulière qui leur est assignée dans ce grand corps de l'Eglise. Mais il n'y en a pas moins, à ce dernier point de vue, entre prêtres et laïcs ou entre pasteurs et fidèles, une différence de situation et de pouvoir irréductible. Aussi, tandis que la sainteté personnelle ne peut être socialement déterminée ou reconnue par aucune règle, - tout essai dans ce sens serait prétention intolérable et tendrait à la pervertir - le caractère sacerdotal, au contraire, même s'il ne s'accompagne pas actuellement d'une charge effective, doit toujours être grandement honoré. C'est que ceux qui en sont revêtus, quel que soit le mode humain de leur désignation, participent, en vertu d'une délégation de Dieu même, à la mission de l'Église d'engendrer et d'entretenir la vie divine en nous. Jésus-Christ, « véritable prêtre », unique prêtre, les a choisis comme ses instruments pour agir sur les âmes. À cette fin, Il leur a communiqué quelque chose de ce qu'Il reçoit lui-même de son Père. C'est par eux seuls que se perpétuent ici bas, « selon le mandat du divin Rédempteur, les fonctions du Christ, docteur, roi et prêtre».

Dimension liturgique du sacerdoce

    La hiérarchie catholique, ou l'ordre du sacerdoce, jouit donc d'un triple pouvoir, en raison du triple rôle qui est le sien: rôle de gouvernement, d'enseignement, de sanctification; pouvoir de juridiction, de magistère et d'ordre, ou, comme disait Nicolas de Cusa, « ordo, praesidentia et cathedra". Chacun de ces trois ministères lui est également essentiel. Ou plutôt, ce sont là les trois éléments d'un ministère en lui-même unique et indissoluble, dont le principe s'affirme aussi nettement que possible dès la fondation de l'Eglise. Car tous trois découlent de l'unique mission reçue par Jésus de son Père, mission qui le fait à la fois docteur, sanctificateur et roi, et qu'Il communique d'une manière dépendante à son Eglise sans la diviser. Si toute- fois l'on voulait établir entre eux trois une graduation et cher-cher lequel des trois peut être considéré à la fois comme la racine et le couronnement des deux autres, on trouverait sans doute une première indication dans ces noms mêmes de « sacer-doce » et de « hiérarchie » qui sont couramment employés pour désigner leur ensemble. On en trouverait une analogue dans le nom de «Souverain Pontife », appellation la plus commune de celui qui est par excellence ici-bas le vicaire de Jésus-Christ. Car ces termes n'ont point de rapport originel à quelque mission de magistère ou de commandement, mais à l'accomplissement d'une fonction sacrée. Disons donc, avec M. l'abbé René Laurentin, que « la dimension liturgique du sacerdoce est la plus proprement et plus spécifiquement sacerdotale ». C'est sur elle, au reste, que l'Écriture « centre l'idée du sacerdoce ».

    Tout, en effet, dans l'Église, est ordonné à la « nouvelle créature ». Tout y est fait en vue de notre sanctification, qui est en même temps, selon la parole de Jésus, notre « consommation dans l'unité ». La hiérarchie n'enseigne et ne gouverne qu'à cette fin. « Car c'est pour le salut du genre humain que JésusChrist s'est sacrifié, c'est à cette fin qu'Il a rapporté tous ses enseignements et tous ses préceptes, et ce qu'Il ordonne à l'Église de rechercher dans la vérité de la doctrine, c'est de sanctifier et de sauver les hommes ». Or la reconnaissance de l'autorité dans l'Église est la condition première, indispensable, sans quoi l'on ne peut avoir part à son oeuvre de vie; mais ce n'est encore qu'une condition. L'unité réalisée de la sorte pourrait n'être encore qu'un lien extérieur, comme il en existe dans les sociétés humaines: or l'Église n'a pas plus été créée pour doubler ou remplacer que pour consolider les pouvoirs de ce monde; c'est en vue d'une fin plus haute et plus intime que les pasteurs y reçoivent « l'esprit de gouvernement » qui fut d'abord conféré par le Père à Jésus-Christ. Le Pain même de la Parole, incessamment rompu et distribué en nourriture par ceux qui en sont constitués les témoins et les ministres ne suffit point, à lui seul, à vivifier les âmes. Il faut encore «elles s'abreuvent à la fontaine des sacrements, confiée à l'Eglise sanctificatrice. Il faut qu'elles aient accès jusqu'à la source mystique. Il faut enfin qu'elles soient toutes fondues, pour ainsi parler, dans ce creuset de l'unité qu'est l'Eucharistie, ce « sacrement des sacrements », « le plus noble de tous », qui les « consume » tous et auquel tous sont « ordonnés ». En fin de compte, comme le dit saint Thomas d'Aquin, « là est contenu tout le mystère de notre salut ».

La célébration eucharistique

    Tenir en main l'Eucharistie: telle est donc la prérogative suprême de la hiérarchie dans l'Église, de ceux qui sont « les serviteurs du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu ». Consacrer le corps du Christ, perpétuer ainsi l'oeuvre de la Rédemption, offrir le « sacrifice de louange », le seul Sacrifice qui soit agréable au Seigneur, telle est « son action la plus sacerdotale », tel est le suprême exercice de son pouvoir. Elle y associe largement, nous l'avons vu, le peuple chrétien tout entier, et c'est en ce sens que l'on peut comprendre la parole de saint Léon, disant que l'onction du Pontife « atteint jusqu'aux extrémités de tout le corps de l'Église. Elle ne l'en exerce pas moins, au nom du Christ, comme « sa première et plus auguste fonction ». Pour coin rendre le rôle de la hiérarchie, c'est-à-dire comprendre l'Eglise, il faut donc la contempler dans l'acte où elle l'accomplit.

    Nous sommes tous en marche vers le Sanctuaire céleste, pour la grande Liturgie de l'Eternité Dès maintenant, le Peuple de Dieu est une « communauté cultuelle ». Le mot même d'Eglise, on l'a vu, veut dire assemblée. Jamais cette grande assemblée ne cesse d'être réellement réunie. Mais, selon la loi de son essence sacramentelle, sa réunion invisible doit être visiblement signifié et procurée. Aussi peut-on dire que son existence ininterrompue comporte certains temps forts. Jamais elle ne mérite mieux son nom que lorsque, dans un lieu donné, le Peuple de Dieu se presse autour de son Pasteur pour la célébration eucharistique. Ce n'est qu'une cellule du grand corps, mais, virtuellement, le corps entier est là. L'Église est en divers lieux, mais il n'y a pas plusieurs Églises. L'Église est tout entière en chacune de ses parties: in pluribus una, et in singulis per mysterium tota. Chaque évêque fait l'unité de son troupeau: sacerdoti suo plebs adhaerens, sacramentis caelestibus cohaerens. Mais l'évêque lui-même est «en paix et en communion » avec tous ses frères qui célèbrent en d'autres lieux le même et unique sacrifice et qui font mention de lui comme il fait mention d'eux tous. Eux et lui ne forment tous ensemble qu'un seul épiscopats, et tous ils sont également « en paix et en communion » avec l'évêque de Rome, successeur de Pierre, lien visible de l'unité. Par eux, tous les fidèles sont réunis. Tous prient humblement le Seigneur, « Maître de la paix et de la concorde », pour son Église sainte et catholique. Ils lui demandent de la pacifier, de la garder ; de l'unifier et de la régir, sur toute la surface de la terre. C'est le début du canon de la messe, l'introduction à l'instant sacré où l'Église s'apprête à faire l'Eucharistie.

    ( ... ) Et ce qui a lieu dans cette assemblée solennelle, au centre de chaque diocèse, se reproduit aussi bien, avec la même plénitude, avec les mêmes effets, dans la plus humble messe de village ou dans celle, toute silencieuse, du moine en son désert. Peu importent les dimensions ou le décor. Chaque prêtre participe au pouvoir consécrateur de l'évêque il a reçu communication du même « Esprit », en quelque endroit qu'il officie, il fait toujours partie de la « précieuse couronne spirituelle » ; cela suffit, tout le reste s'ensuit. Comme il n'y a qu'une foi et qu'un baptême, il n'y a dans toute l'Église qu'un seul Autel. Qu'une grande foule soit là, visible, ou qu'un petit servant fasse tinter la clochette pour lui seul, c'est toujours « le sacrifice de la communauté ». Partout le grand rassemblement s'opère. Les liens de l'unité se tissent. Partout l'Église est là, tout entière, pour l'offrande du Sacrifice.

L' Eucharistie fait l'Église

    Mais si le sacrifice est accepté de Dieu, si la prière de l'Église est exaucée, c'est qu'à son tour, au sens le plus strict, l'Eucharistie fait l'Église. Elle est, nous dit saint Augustin, le sacrement quo in hoc tempore consociatur Ecclesia. Elle achève l'oeuvre que le baptême avait commencée. Ex latere Christi dormientis in cruce sacramenta proflexerunt, quibus ecclesiam fabricatur Déjà «nous avons été baptisés en un seul esprit, pour former un seul Corps » . Voici maintenant que ce Corps, en chacun des membres que nous sommes, reçoit même nourriture et même breuvage, pour entretenir sa vie et parfaire son unité. Perficiamur in corpore. Car il n'y a aussi qu'« une seule Eucharistie ». Alors le corps social de l'Église, corpus christianorum, réuni autour de ses pasteurs visibles pour le « repas du Seigneur », devient en pleine réalité le Corps mystique du Christ. C'est en réalité le Christ qui se l'assimile. L'Eglise est alors véritablement « corpus Christi effecta ». Jésus vient au milieu des siens. Il se fait lui-même leur aliment, et chacun, s'unissant à Lui, se trouve par là même uni à tous ceux qui comme lui-même, Le reçoivent; la Tête fait l'unité du Corps. Et c'est ainsi que le mysterium Fidei est aussi par excellence le mysterium Ecclesiae.( ... )

Le mystère de l'unité

    O signum unitatis ! O vinculum caritatis.1Pour celui qui le reçoit en esprit de foi et qui s'efforce de le prolonger ou plutôt de l'accomplir en sa vie personnelle et consciente, un tel mystère est certainement exaltant. D'où le lyrisme avec lequel en parle, par exemple, un saint Augustin. Encore ne faudrait-il pas se méprendre sur sa nature. « Certainement, écrivait Simone Weil, il y a une ivresse à être membre du Corps mystique du Christ. Mais aujourd'hui beaucoup d'autres corps mystiques, qui n'ont pas pour tête le Christ, procurent à leurs membres des ivresses à mon avis de même nature. » Dans leur incompréhension du mystère de foi, ces lignes peuvent nous être un avertissement. Dans les tentatives qui sont faites aujourd'hui, ce dont il faut se réjouir, en vue d'une célébration liturgique plus « communautaire » et plus vivante, rien ne serait plus dommageable que de se laisser obséder par les réussites de certaines fêtes profanes, obtenues grâce aux ressources combinées de la technique et de l'appel aux puissances de la chair et du sang. Comment Jésus-Christ réalise-t-il entre nous l'unité ? Non par quoi que ce soit qui ressemble à une frénésie collective, - ni davantage par quelque magie souterraine. Les fidèles assemblés pour le Mémorial du Seigneur ne sont pas une réunion de mystes, venus partager un secret qui les mettrait à part du vulgaire. Ce n'est pas non plus une foule dont il s'agirait de dégager une âme commune en exaltant les propriétés, les ressources, les valeurs, les partialités aussi, les puissances d'illusion, voire les forces démoniaques, qui s'y trouvent latentes. Jusque dans son mystère, la Liturgie catholique reste lumineuse; jusque dans sa magnificence, elle est sobre et paisible ; tout en elle est ordonné; même ce qui en elle parle le plus à notre être sensible, n'y a de sens que par la foi. Si elle porte des fruits de joie, la leçon qu'elle inculque est austère. Le Sacrifice qui en est le centre est « une figure et une représentation de la Passion du Seigneur », il est le sacrement de son Sacrifice et le mémorial de sa Mort, par la communion qui l'achève il nous nourrit et nous abreuve de sa Croix, et il ne serait d'aucun prix, s'il ne suscitait en chaque assistant le sacrifice intérieur. La « vie unanime » de l'Église n'est pas un épanouissement naturel: elle est vécue dans la foi, et notre unité est le fruit du Calvaire. Elle résulte de l'application qui nous est faite à la messe des mérites de la Passion, en vue de la libération finale.

    Quoties hostiae commemoratio celebratur opus nostrae redemptionis exercetur Tel est, défini par elle-même, le sens de l'action liturgique. C'est en nous associant au fond de l'âme à cette oeuvre rédemptrice, c'est en accueillant librement en nous la « rémission des péchés », premier fruit du Sang répandu, c'est en mourant de la sorte à nous-mêmes et en renonçant au mal qui nous sépare, que nous participons au don de l'unité. Sans ces réalités tout intérieures, on n'aura jamais qu'une caricature de la communauté cherchée. N'oublions donc jamais que le mystère eucharistique est une référence incessante - et plus qu'une référence - au mystère de la croix. Vous annoncez la mort du seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne.

L'Église, corps réellement un et vivant

    Comme l'Eucharistie, l'Église est un mystère inépuisable. L'une et l'autre est le Corps du Christ, - et c'est encore le même mystère, à la richesse inépuisable. L'une et l'autre est le Corps du Christ, - et c'est encore le même Corps. Si nous voulons être fidèles à l'enseignement de l'Écriture, tel que la Tradition l'a compris, si nous ne voulons rien laisser perdre de sa richesse essentielle, nous devons éviter de mettre entre l'une et l'autre le moindre hiatus. A plus forte raison ne faut-il pas voir dans le symbolisme ecclésial de l'Eucharistie un simple « sens secondaire », ou, comme disait le cardinal du Perron, une « intelligence morale et accessoire », une « doctrine oblique et collatérale », un « contre-son ». Dans les explications que les Pères en donnent, il ne faut pas voir, comme faisaient les auteurs de la Perpétuité, un simple discours « moral », propre seulement à « édifier la piété des auditeurs » une fois « instruits de la substance de la foi ». Il faut s'attacher à comprendre les deux mystères l'un par l'autre, jusqu'à saisir en profondeur le point de leur unité.

    On ne saurait donc s'en tenir à parler d'un corps « physique » du Christ, présent dans l'Eucharistie, puis d'un autre corps, celui-là « mystique », en se contentant de jeter ensuite de l'un à l'autre un réseau de liens plus ou moins étroits. Ce n'est assurément pas ainsi que l'Apôtre voyait les choses. Pour lui, il n'y a qu'un corps du Christ, son humanité ressuscitée. Mais l'Église, n'existant que par la participation à cette humanité de Jésus, fait « Esprit vivifiant », qui lui est offerte dans l'Eucharistie, n'est elle-même que « la plénitude de Celui qui se complète pleinement en tout ». Aussi est-ce « dans la Cène que la formule ,corps du Christ' a reçu la frappe qui en fait une expression caractérisée ». Entre le Christ et son Église il y a, selon saint Paul, « identification mystique », et le réalisme de la présence eucharistique nous est un garant du réalisme « mystique » de l'Église, - comme aussi bien celui-ci, partout attesté dans la croyance chrétienne, peut de surcroît nous attester celui-là: comment, en effet, l'Eglise serait-elle réellement édifiée, comment tous ses membres seraient-ils rassemblés en un organisme réellement un et vivant, par le moyen d'un rite qui ne contiendrait qu'en symbole Celui dont elle doit devenir le Corps et qui seul peut en faire la vivante unité En tout cas, c'est bien ainsi que la Liturgie eucharistique elle-même entend les choses: « ... ut inter ejus membra numeremur, cujus corpori communicamus et sanguini ». Écoutons encore Théodore de Mopsueste, dans sa deuxième homélie sur la messe, commentant à la fois le texte liturgique et l'enseignement de la première Épitre aux Corinthiens: « Quand c'est du même corps de Notre Seigneur que nous tous nous sommes nourris, c'est le seul corps du Christ que nous devenons tous ». Saint Léon disait de même, avec sa vigueur et sa plénitude coutumière, - et nous entendons en lui tous les grands docteurs catholiques; « Non aliud agit participatio corporis et sanguinis Christi, quam ut in id quod sumimus, transeamus. » 64 La tête et les membres ne font qu'un seul corps. L'Épouse et l'Époux sont « une seule chair ». Il n'y a pas deux Christs, dont l'un serait personnel et l'autre « mystique ». Certes, la Tête et les membres ne se confondent pas; les chrétiens ne sont pas le corps « physique » (ou eucharistique) du Christ ; l'Épouse n'est pas elle-même l'Époux. Toutes les distinctions demeurent. Mais elles ne sont pas discontinuité. Aussi l'Église n'est-elle pas un corps quelconque: elle est le Corps du Christ.

    Ce que Dieu lui-même a uni, que l'homme ne le sépare pas: « qu'il ne sépare pas l'Église du Seigneur ! ».

    Comme il y a de l'Écriture une intelligence spirituelle, qui n'élimine pas le sens littéral ni ne lui impose une surcharge, mais qui l'achève, qui lui confère sa plénitude, qui en découvre la profondeur et en dégage les prolongements objectifs, ainsi en est-il encore de l'Eucharistie. Par cette « fraction spirituelle », le « mystère du Pain » est ouvert, et l'intelligence que nous obtenons alors est celle de son sens ecclésial. C'est Alger de Liège qui nous le dit, résumant la foi de tous les siècles. Non conficitur ibi Christus, ubi non conficitur universus. En termes quelque peu différents, le pape Pélage l'avait dit avant lui: « Ceux qui ne veulent pas être dans l'unité, ceux-là n'ayant pas l'Esprit qui habite le Corps du Christ, ne peuvent pas offrir le Sacrifice », et saint Grégoire le Grand: « Dans la seule Église catholique est immolée la véritable hostie du Rédempteur », et déjà le vieil homéliste qui s'inspirait d'Origène pour célébrer la Pâque: « La Victime n'est pas emportée hors de la Maison sacrée ». Ces affirmations, et tant d'autres analogues ne signifient pas qu'il ne puisse y avoir de consécration valide dans le schisme: le problème qu'elles envisagent n'est pas celui d'une présence objective mais celui d'un fruit spirituel. Mais elles signifient que le mystère eucharistique se prolonge nécessairement en celui de l'Église et que le mystère de l'Eglise est indispensable à l'accomplissement du mystère eucharistique: Non est Christi corpus, quod schisimaticus conficit... Divisum ab unitate altare veritatem Christi corporis non poteste congregare. « On accomplit le mystère du corps de Jésus-Christ quand on unit tous ses membres pour s'offrir en Lui et avec Lui. » Car « c'est dans l'Eucharistie que l'essence mystérieuse de l'Église reçoit une expression parfaite » et, corrélativement, c'est dans l'Église, dans son unité catholique, que s'épanouit en fruits effectifs la signification cachée de l'Eucharistie. Virtus enim ipsa quae ibi intelligiturm unitas est, ut redacti in corpus ejus, effecti membra ejus, simus quod accipimus. Si l'Eglise est ainsi la « plénitude » du Christ, le Christ, en son Eucharistie, est vraiment le cœur de l'Eglise.

Marie-Nicole BOITEAU, Je suis avec vous tous les jours.
Recueil de textes sur l'Eucharistie
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Paris, CERP, Parole et Silence, 2000, pp. 181-202